Droit d'auteur et protection de la
musique folklorique
Au siècle dernier, Jean Price Mars se posait la
question suivante : " la société haïtienne
a-t-elle un fonds de traditions orales, de légendes,
de contes... et de croyances qui lui sont propres...
" ? certainement me diriez-vous. Ces éléments
du folklore relèvent de l'héritage commun. Il en
existe qui ont une double appartenance. Ils sont à
la fois les biens d'une communauté et de la nation
toute entière. Ce bien commun, riche de valeurs qui
fondent notre identité, de nos jours, fait objet
d'une exploitation féroce. Des contes populaires
recueillis un peu partout sur le territoire
deviennent des recueils. Les musiques et danses
enregistrées dans les raras, combites et
cérémonies ; des disques et des spectacles. Aux
exploitants, outre des avantages financiers et du
prestige, ces utilisations procurent des droits. A la
nation et aux lakous ou habitations, rien. Cette
situation est considérablement préjudiciable. D'une
part, elle dénature certaines coutumes et
traditions. D'autre part, elle exproprie du point de
vue du droit positif la collectivité détentrice.
Point n'est besoin d'en étaler la gravité. Les
dégâts sont monstrueux. Juguler le mal suppose
l'intervention du droit. En l'espèce, il s'agit de
montrer quel peut être l'apport de la propriété,
littéraire et artistique dans la mise en place d'un
arsenal juridique capable de protéger les
expressions du folklore.
De l'ensemble : arts plastiques, danses, récits
et bien d'autres, il ne sera tenu compte que de la
musique. Ce choix s'explique par la prédominance de
ce domaine du patrimoine artistique dans la vie
quotidienne. En effet, aucune parcelle de la vie dans
ce pays ne peut y échapper. On en use dans les
cérémonies aux loas. Pour animer des jeux, des
veillées. Sanctionner une faute socialement
condamnable, rendre une douleur ou un travail moins
pénible, exprimer la joie, la tristesse, etc.
Cadre légal existant
La législation haïtienne protège les écrits,
les compositions musicales avec ou sans paroles et
bien d'autres créations de l'esprit (décret 1968,
art.10). Le folklore comprend aussi des chansons, des
musiques instrumentales. Aujourd'hui, ces expressions
du folklore partagent le même destin commercial avec
la musique non folklorique.
La protection légale des créations artistiques
en Haïti n'exige aucune démarche administrative
(décret 1968, art.41). Donc l'existence du
patrimoine musical l'habilite à bénéficier
automatiquement de la protection légale. La
Convention de berne précise et montre la voie en
stipulant en son article 15 alinéa 4 que " Pour
les uvres non publiées dont l'identité de
l'auteur est inconnue, mais pour lesquelles il y a
tout lieu de présumer que cet auteur est
ressortissant d'un pays de l'Union, il réservé à
la législation de ce pays la faculté de désigner
l'autorité compétente représentant cet auteur et
fondé à sauvegarder à faire valoir les droits de
celui-ci dans les pays de l'Union ". Or en
propriété littéraire et artistique est assimilée
à une publication la fixation d'une uvre
musicale dans un support magnétique, mécanique ou
numérique en vue de sa communication au public. De
ce fait, puisque la musique folklorique est
divulguée suivant le mode oral, elle donc réputée
non publiée et adhère à l'esprit de cette
disposition.
Musique folklorique et la notion
d'originalité
Les articles 14,15et 49 du décret de 1968
conditionnent la protection d'une uvre à la
présence d'originalité. Ce qui signifie que toute
création de l'esprit doit porter l'empreinte de la
personnalité de la personne qui l'a crée. Dans le
domaine du folklore, l'originalité d'une chanson
peut paraître très hypothétique. Si l'on part du
fait que les musiques traditionnelles appartiennent
à des rites dédiés à des familles de loas dont
les zones d'implantation sont localisables. Les
rythmes et chansons sacrés qui y sont pérennisés
en font des espaces spécialisés détenteurs d'un
pan spécifique du patrimoine musical local. Etant
donné que les musiques sacrées d'un lakou, d'une
habitation, ou d'un houmfor procèdent d'un rituel,
elles ont un air de circulation dépassant rarement
les espaces d'établissement de cette micro
société. Répondant à un usage précis, elles
restent intactes depuis des siècles. D'où une
spécificité qui pourrait être assimilée à
l'originalité.
Les musiques profanes, par contre, couvent un
espace de diffusion débordant largement le cadre
d'un lakou pour s'étendre à une région voire à
tout le territoire et même au-delà. Encore une
fois, le critère géographique permet de dégager
une spécificité s'apparentant à l'originalité
mais convenez que c'est un peu oser.
Nature d'une musique folklorique
Il est un élément fondamental dans la
détermination d'une uvre folklorique, c'est
l'absence d'individu auteur Il en existe un autre non
moins négligeable, c'est la transmission orale. Le
premier interdit son appropriation à toute personne
physique. Ce qui en fait une uvre collective.
Le second favorise la mémorisation approximative.
Propice à la reproduction infidèle de toute forme
antérieure. Ainsi, à chaque interprétation, le
samba y met sa griffe par défaut de mémoire, ajout
d'une variation ou par absence de compétence
musicale, etc. Il en résulte un perpétuel
renouvellement qui fait de chaque version l'énième
d'une forme antérieure. Dans ce cas, on peut
l'associer à une uvre composite.
Titulaire(s) d'une musique folklorique
En droit latin ne peut être auteur qu'une
personne physique. Le décret de 1968 abonde dans le
même sens. De nos jours, un glissement semble
s'amorcer. La propriété littéraire et artistique
tend de plus en plus à privilégier des droits
collectifs en reconnaissant le droit de paternité à
des personnes morales. En droit coutumier haïtien,
c'est déjà le cas depuis belle lurette dans les
lakous. En effet, si la musique folklorique relève
du bien commun, rien n'interdit qu'on en attribue la
titularité à un lakou, un rara, une partie du
territoire ; au pays tout entier pays et même à
plus d'un pays puisque la loi consacre la
copropriété. Outre ces titulaires principaux, il y
a ceux qui mettent à contribution leurs talents pour
transmettre la tradition. Ce sont les interprètes et
/ou exécutants. Les législations modernes leurs
reconnaissants des droits voisins. Le décret de
1968, rien.
Musique folklorique et droit moral
Le droit moral établit un lien de filiation entre
l'auteur et son uvre. En matière folklorique,
il est facile d'établir le lien qui permet
d'identifier tel patrimoine musical à telle aire
donnée. Ainsi, peuvent se dégager des
spécificités qui feront d'une musique folklorique
et de son espace de transmission une seule et même
entité comme l'illustre le lien ombilical entre
Léogane et son rara. D'où matière à appliquer le
droit de paternité (décret 1968, art.19). En ce qui
concerne le droit de divulgation, l'article 7 du
décret dit : " Tant que l'auteur n'a pas pris
le parti de publier son uvre, la reproduction
quel qu'en soit le mode , en est strictement
prohibée " . C'est le cas des musiques
folkloriques sacrées utilisées à l'occasion des
cérémonies et prières en présence d'initiés ou
d'invités dans l'enceinte des lieux de culte.
Autrement dit à l'intérieur des lakous, des
houmfors ou des habitations. Disons dans un cadre
strictement privé. Donc, les chansons qu'on y
exécute sont réputées n'être jamais communiquées
au public. Ainsi, toute personne physique ou morale
qui enregistre ou fait enregistrer le répertoire
d'une cérémonie pour ensuite le publier sans aucune
autorisation écrite de la communauté détentrice ou
de son représentant pose un acte en violation
flagrante du droit de divulgation. Certains
utilisateurs non contents de reproduire ces musiques,
les modifient jusqu'à les défigurer. Comme la
version modifiée est appeler à être diffusée,
elle risque de passer dans le public pour l'original.
Il en résultera non seulement une altération du
mode transmission (décret 1968, art.9), mais aussi
profanation et tromperie. Voilà ce qui permet de
démontrer que les attributs du droit moral peuvent
être évoqués pour protéger la musique
folklorique.
Musique folklorique et droits
patrimoniaux
La musique folklorique connaît aujourd'hui une
exploitation similaire à celle de n'importe quelle
création musicale contemporaine. En effet, les
opérations y relatives ne se comptent plus. Les C.D
de musiques traditionnelles sont souvent produits à
l'insu des communautés détenteurs de ce pan du
patrimoine artistique. Comme les musiques actuelles,
elles sont arrangées, remixées, numérisées et
jouées devant des publics. A destin commun,
protection commune. Car l'utilisation de la musique
folklorique mobilise aussi les droits de reproduction
et de représentation (décret 1968, art.10). ainsi,
son exploitation doit pouvoir être subordonnée à
l'autorisation écrite des titulaires de droits ou de
leur représentant. Mais à qui demander ? Au
patriarche ? Au lakou ? Au rara ?Au samba ou compose
? En ce qui concerne le patrimoine des lakous, la
tradition désigne le patriarche. Mais si
l'exploitation porte sur une musique profane
populaire, à qui doit-on s'adresser ? Il faut
reconnaître qu'il y a un dilemme désemparent. Outre
la violation des droits financiers, l'utilisation
d'une chanson issue des lakous en dehors du contexte
religieux viole le droit de destination que le
décret de 1968 ignore. Le caractère en prend un
sacré coup. La préservation aussi.
Musique folklorique et durée de
protection
L'article 2 du décret de 1968déclare qu'"
à la mort d'un auteur, les mêmes prérogatives,
passent à ses héritiers qui en bénéficient comme
titulaires de ses droits patrimoniaux pendant vingt
cinq ans... ". Là, il faut reconnaître qu'il y
a incompatibilité entre la dimension perpétuelle du
folklore et le caractère temporel des droits
patrimoniaux.
La propriété littéraire et artistique, en ce
qui a trait au patrimoine musical, permet de dire le
droit certes, mais non sans difficulté comme
témoignent les limites liées au droit de
paternité, à l'originalité, à la durée de
protection, etc ; ainsi, une protection adéquate
commande de puiser dans d'autres sources
législatives. Ne serait-ce que pour dépasser les
limites actuelles des propriétés littéraires et
artistiques. En tout cas, le problème est posé. La
nécessiter de protection urgente. Au niveau
international, une voie semble se dessiner par le
recours à une protection sui generis. Au plan local,
qu'en est-il ?
Le nouveau projet de loi sur le droit d'auteur et
les droits voisins qui attendent d'être voté depuis
au moins deux n'y est pas resté indifférent. Ce
nouveau texte en son article 2 alinéa 7 le définit
de la manière suivante : " Les expressions du
folklore sont les productions d'éléments
caractéristiques du patrimoine artistique
traditionnel développé et perpétué sur le
territoire d'Haïti par une communauté ou des
individus reconnus comme répondant aux attentes
artistiques traditionnelles de cette communauté et
comprenant les chansons et la musique instrumentale
populaires, etc. ". Toutefois, les questions
liées à la durée de protection, l'originalité, à
la titularité , aux droits voisins restent pendants.
La nature du patrimoine artistique à vrai dire ne
facilite pas la tâche. Son caractère complexe
impose le recours à un droit spécifique. Bilan
contrasté certes, mais si l'on veut protéger,
préserver, promouvoir et rentabiliser la propriété
littéraire et artistique est incontournable ou du
moins un droit sui generis qui s'en inspire
largement.