Le rôle culturel du droit d'auteur
La culture d'un pays est ce qu'il a de
profondément propre. Son renouvellement est fonction
de la dynamique de réappropriation qui motive les
créations intellectuelle et esthétique. La
stimulation de la production d'uvre comme en
témoignent diverses expériences menées dans le
monde est tributaire d'un système efficace de
protection des propriétés littéraires et
artistiques. Là-dessus, tous les avis concordent. Il
n'existe pas de cadre propice au développement des
créations de l'esprit en dehors d'un régime de
propriété intellectuelle. Quand on sait l'apport de
la littérature, de la musique, des arts plastiques
et de bien d'autres disciplines de création à la
culture; protéger les uvres qui en découlent,
c'est protéger la culture. Ainsi, la culture, outre
une manière d'être, peut être perçue comme un
produit et, au même titre des uvres qu'elle
inspire, bénéficie de la protection du droit
d'auteur. Voilà ce qui amène à l'incontournable
question du rôle culturel du droit d'auteur.
Droit culturel et droit d'auteur, la
filiation
Un constant souci de création, de conservation,
de préservation habite l'homme. Son expression
engendre un ensemble de pratiques auxquelles on donne
le nom d'activités culturelles. Leur importance dans
l'organisation sociale commande de recourir à des
normes. Il s'agit de réglementer pour régir les
rapports de celle-ci entre elles et en conditionner
l'accès. Le corps de règles qui y est consacré
portent le nom de droit culturel. Ce domaine
juridique est constitué, comme le précise Alain
RIOU1, du droit patrimonial de la culture, de celui
de la création et de la formation culturelles, du
mécénat culturel, de la propriété littéraire et
artistique. La dernière composante, en tant que
régime juridique protégeant les créations de
l'esprit, illustre bel et bien l'appartenance du
droit d'auteur au droit culturel.
Plus qu'une simple appartenance, le décret de
1968 comme l'ensemble des législations du système
latin en adoptant la conception dualiste du droit
d'auteur réunit les fonctions essentielles du droit
culturel. L'aspect patrimonial qui établit les
conditions d'accès aux créations de l'esprit. La
composante morale qui vise la préservation de la
propriété intellectuelle. Ainsi, l'application de
ce texte, en attendant la promulgation de la nouvelle
loi sur le droit d'auteur et les droits voisins,
adhère d'emblée à une démarche de politique
culturelle.
Droit d'auteur et mise à disposition
de productions culturelles
Toute uvre, en dehors des considérations
esthétiques, véhicule une pensée, une conception
représentatives de valeurs culturelles comme
l'illustre le roman paysan dans le domaine
littéraire. Qu'une uvre pérennise, reprenne,
renouvelle ou vante une tradition ; cela importe peu.
Ce qui compte, c'est de pouvoir faire profiter la
société en favorisant l'accès à celle-ci. Cette
préoccupation n'a pas laisser indifférents les
rédacteurs du décret de 1968 car, comme le souligne
cet extrait de l'article 42 " pour tout ouvrage,
publié en Haïti, l'auteur ou le titulaire de ce
droit, est astreint, avant sa mise en vente à en
déposer six exemplaires à la secrétairerie d'Etat
de l'Intérieur et de la défense Nationale, à
répartir dans les bibliothèques publiques par les
soins du chef de ce département... " .
La protection des uvres crée un monopole au
profit de leur auteur. Tant que celui-ci vit, ses
uvre demeurent sa propriété exclusive. A sa
mort, " les mêmes prérogatives, passent à ses
héritiers qui en bénéficient, comme titulaires de
ses droits patrimoniaux pendant vingt-cinq ans, ...
après quoi les ouvrages protégés tombent dans le
domaine publique ". Du coup, la propriété
individuelle devient un bien collectif. Ses ayants
droit gardent les attributs moraux certes, mais
l'uvre fait déjà partie du bien commun.
Au-delà de la mise à disposition permanente, cet
extrait de l'article 24 atteste d'un souci : celui
d'enrichir le patrimoine national au profit de la
collectivité. En effet, il est des uvres qui,
sans cette disposition, une fois épuisées sur le
marché, disparaît à jamais. Elles deviennent
introuvables. Elles peuvent se trouver dans des lieux
privés certes, mais tout le monde n'y a pas accès.
En démocratisant cet accès par le dépôt légal et
le domaine public, le droit d'auteur contribue à
l'augmentation du fonds du patrimoine culurel.
Droit d'auteur et diversité des
uvres de l'esprit
Le décret de 1968 en vigueur protège les
uvres originales comme l'illustrent les
articles 14, 15 et 49. Qu'il s'agisse d'uvres
de première main, d'uvres dérivées,
d'uvres majeures ou médiocres, d'uvres
totalement innovantes ; l'originalité demeure
l'unique critère qui donne accès à la protection.
L'application des dispositions y relatives permet
d'encourager l'effort personnel, incite au
dépassement de soi et fait du droit d'auteur un
facteur de renouvellement des créations
intellectuelles. Ainsi, être soi-même entretient la
diversité qui singularise une oeuvre artistique ou
littéraire. Sa protection engendre des droits. Son
auteur en jouira la pleine propriété et recueillera
les retombées financières. Un tel avantage portera
à créer avec le constant souci de ne pas reprendre
servilement ce que d'autres auteurs ont déjà fait.
Il en résultera une situation favorable au
développement de l'esprit créatif. La production
culturelle s'en trouvera variée et sa qualité
améliorée.
Droit d'auteur et incitation à la
création
L'application du cadre légal existant, malgré
ses lacunes, en imposant le respect stricte des
propriétés littéraires et artistiques contribuera
à valoriser, dans le pays, le travail intellectuel.
Un peintre, un écrivain, un musicien, bref, un
artiste ne sera plus considéré comme un fou, un
rêveur, un bon à rien qui emmerde la société,
mais un élément clé de la richesse du patrimoine
culturel de demain. Comprendre ce rôle de haute
importance force à protéger les droits sur les
créations de l'esprit.
Le principe du respect du droit d'auteur, une fois
encré dans les pratiques professionnelles et dans
les murs; vivre de son art, en Haïti, ne sera
plus considéré comme un rêve impossible.
L'exploitation d'une uvre génèrera des
droits. L'auteur qui en est le détenteur verra ses
sources de revenu se multiplier. Il ne créera plus
au seul profit de ceux qui exploitent son uvre,
mais sera un réel bénéficiaire destiné à
recevoir la rémunération proportionnelle à
l'utilisation de ses droits. Réalisant enfin qu'il
peut vivre de ses droits, celui-ci sera beaucoup plus
enclin à s'améliorer, se professionnaliser pour
produire davantage.
Ces droits que chaque uvre protégée
procure peuvent se vendent. Leur acquisition poussera
celui qui en deviendra propriétaire à militer pour
le respect effectif de la propriété littéraire et
artistique en vue de protéger son propre
investissement. Etant donné que, en dehors des
autres utilisations, la valeur des droits d'auteur
sur une uvre est proportionnelle au nombre
d'exemplaires vendus dans le commerce, son
augmentation marche de paire avec celle du tirage.
Ainsi, au lieu des traditionnels 1000 exemplaires si
chers aux éditeurs littéraires et producteurs de
musique, il convient de tabler sur un volume de
production plus en rapport avec la potentialité
réelle du marché local. Les données sont là, le
marché du livre est estimé à 500 000 lecteurs
(source IHSI). Celui du disque à 7 700 000
consommateurs composés 2 500 000 (source
www.uscensus.org) expatriés et 5 200 000 jeunes
représentant 65% de la population. De ce fait, un
système de diffusion capable d'élargir le marché
et permettre l'écoulement d'une quantité importante
d'uvres, augmente l'assiette de rémunération
des propriétaires de droits. Rien n'interdit de
penser que ceux qui auront réussi ne tenteront pas
de réinvestir les produits de leurs droits dans le
lancement de jeunes auteurs ou artistes, de valeurs
confirmées. Ce qui nécessairement favorisera
l'émergence de nouveaux talents, l'augmentation de
la population artistique et le développement de la
production des uvres de l'esprit.
Droit d'auteur et préservation des
uvres de l'esprit
Droit exclusif, le droit d'auteur attribue à
chaque auteur quel qu'il soit un monopole légal sur
chacune de ses uvres. Une telle exclusivité
conditionne l'utilisation d'un roman, d'une chanson,
d'un tableau, bref de n'importe quelle uvre à
l'autorisation préalable de celui ou celle qui l'a
créée. Loin d'interdire l'accès à une uvre,
le droit d'auteur tend plutôt à la préserver en
établissant des règles d'utilisation. La
numérisation2 d'une chanson, pour prendre un cas
très à la mode, entraîne une perte de qualité due
à la compression. De même que l'impression d'un
tableau sur du papier peut, pour des raisons purement
techniques, engendrer des changements qui abolissent
le ton, la texture, etc. Ces actes involontaires,
même s'ils contribuent à populariser les
uvres en question, n'en demeurent pas moins
préjudiciables. Pour réduire à néant les dégâts
que d' éventuelles modifications pourraient causer,
l'article 9 du décret de 1968, stipule que " si
l'auteur consent à laisser publier son uvre
suivant un mode déterminer, elle ne peut l'être que
suivant ce mode... ". Cette disposition,
au-delà de la protection du droit moral de l'auteur,
fait ressortir le souci de sauvegarder, dans une
uvre, ce qui fonde sa valeur esthétique.
Voilà pourquoi, personne, en dehors de l'auteur
d'une uvre, n'est habilitée à y porter des
changements aussi minime soient-ils.
Droit d'auteur et préservation du
patrimoine immatériel
Aujourd'hui, le patrimoine folklorique constitué
de récits, de chants, d'uvres d'arts, de
danses et bien d'autres formes d'expression, au même
titre des uvres au goût du jour, fait l'objet
d'exploitations multiples. Des motifs sacrés sont
intégrés dans d'autres uvres. Des vèvè sont
reproduits à des fins commerciales. Des rites sont
utilisés dans un cadre profanateur. Des objets d'une
haute valeur patrimoniale sont systématiquement
dérobés. De plus en plus, avec le développement
technologique, les uvres folkloriques
connaissent le même destin que les créations
contemporaines. Les mythes et légendes deviennent
des recueils de contes, les chants et musiques
sacrés, des hits, les danses, des chorégraphies.
Toutes ces uvres assurent notoriété, droit
d'auteur et fortune à leurs usurpateurs aux
détriments des lakou et habitations détenteurs de
cet héritage collectif. Ces quelques exemples
suffisent pour montrer que ce pan du patrimoine
national est en proie à une exploitation anarchique
au risque de menacer ce qui fait l'identité
haïtienne. Sa protection par le droit d'auteur
aurait pu être envisagée comme la voie3 semble se
dessiner au plan international. Malheureusement
aucune disposition du décret de 1968 n'y fait
allusion
Droit d'auteur et échanges culturels
Les uvres comme les hommes ont vocation à
circuler. L'émergence des médias transfrontaliers,
la banalisation des technologies de diffusion et de
reproduction, le développement vertigineux
d'Internet et du numérique ne font qu'accentuer
cette tendance. La migration des uvres par le
biais des supports, des spectacles, des expositions,
des foires, de la diffusion médiatique témoigne
d'une ouverture au monde permettant de montrer des
talents, des valeurs confirmées, un savoir-faire;
bref, un potentiel générateur de capital culturel.
Quelque puisse être les facteurs qui influencent
cette migration, ce qui importe, ce ne sont pas les
barrières qui, de toutes façons, sont appelées à
être sautées, mais un cadre juridique efficace
capable de vitaliser la créativité et de dynamiser
la fluidité des échanges dans le respect
réciproque du droit d'auteur.
Devant un tel constat, la protection des auteurs
ainsi que celle de leurs uvres doit être
d'emblée envisagée au-delà des frontières. En
effet, notre pays a déjà posé une série d'actions
tendant à garantir le droit des auteurs nationaux à
l'étranger et vice versa. Outre la signature de la
Convention Universelle sur le droit d'auteur, le pays
a réintégré la Convention de Berne, il a
également signé l'Accord sur les Aspects des Droits
de Propriété Intellectuelle qui touchent au
Commerce (ADPIC).
Il convient de renforcer cette démarche. Pour
cela, l'adhésion à la Convention de Rome, à la
Convention Phonogramme et aux traités de l'OMPI
s'avère obligatoire. L'internationalisation de la
protection, non seulement renforcera la législation
locale, mais surtout permettra de combattre la
production, la distribution, l'importation et
l'exportation des produits pirates. De telles mesures
exerceront nécessairement un effet attractif. Haïti
attirera des auteurs et artistes d'autres cultures
qui, sans craindre pour leurs droits, viendront s'y
établir. Il naîtra de ce côtoiement de créateurs
haïtiens et étrangers une effervescence culturelle
propice à un enrichissement réciproque.
Droit d'auteur et promotion culturelle
Favoriser l'exercice effectif du droit des
auteurs, des artistes et bien d'autres titulaires
suppose l'instauration d'un système de gestion
collective. Or depuis des décennies, la
prédominance des livres étrangers dans le système
scolaire et celle des musiques étrangères dans 70%
des programmes des médias électroniques façonne
inévitablement le goût du public. Le recours à la
gestion collective en garantissant le respect des
droits mettra en évidence un paradoxe. La
préférence pour les littératures et musiques
étrangères draineront la majorité des droits à
percevoir au profit des auteurs et artistes d'autres
pays. Si l'on veut que la diffusion publique et
commerciale, par une meilleure répartition du
contenu, fasse un meilleur sort aux uvres
nationales, il importe, pour assurer une plus forte
présence des uvres locales dans les écoles et
sur les ondes, d'imposer un quota. Cette présence
renforcée conduira certainement à une augmentation
de la rémunération proportionnelle au profit des
auteurs et artistes haïtiens. Et, au-delà de
l'économique, c'est un plus grand accès à ces
éléments de la culture haïtienne qui en sera
favorisé.
S'il convient d'admettre que le travail
intellectuel d'un compositeur, d'un écrivain ,d'un
peintre, d'un chorégraphe et de bien d'autres
créateurs enrichit le patrimoine culturel au profit
de la collectivité. Sa mise en valeur, dans un
marché sécurisé, passe par l'instauration d'un
système de protection efficace du droit des auteurs
et de tous les autres propriétaires de droits sur
les uvres légalement publiées. Le
développement culturel du pays est ce prix.
__________
1 Alain RIOU, le droit de la culture et le droit
à la culture, Editions ESF, Paris, 1993.
2 Antoine GITTON, MP3, la rupture artistique,
Saceml, Paris, 1999.
3 Kama PURI, Préservation et conservation des
expressions du folklore, in Bulletin du droit
d'auteur, Ed.UNESCO, vol.XXXII, n°4, oct-déc,
Prais, 1998.