Le Droit Moral du Droit d'Auteur
La vie d'une oeuvre commence dès sa conception
dans l'intimité de son auteur. La garder pour sa
jouissance personnelle ou la diffuser pour la faire
découvrir relève de la volonté de son créateur.
Ainsi, selon le cas, écrire, composer, peindre,
sculpter, faire une chorégraphie, etc. peuvent
constituer un travail intellectuel de pur loisir.
Cependant, si interpeller son génie créateur pour
son propre plaisir tient de la liberté d'un auteur,
l'utilisation d'un texte, d'une chanson, d'un
tableau, d'une sculpture, d'une chorégraphie, bref
de n'importe quelle oeuvre par autrui n'est pas
toujours libre de droit.
Un droit de la personnalité
Créer suppose la décision de mettre sous une
forme concrète ou conceptuelle quelque chose que
l'on a à l'intérieur de soi. Ce passage du soi
intime d'un auteur au monde externe porte le nom
d'uvre. Emanation de la pensée, sa mise en
forme implique la prise en compte d'attributs de
contenu spirituel qui font de toute création un
ouvrage de l'esprit où siège l'âme. Ainsi, plus
qu'un objet matériel, une oeuvre est l'expression de
cette réalité impalpable individuant la création
jusqu'à la confondre avec son auteur.
Pensée, esprit, âme ; l'être humain ne peut y
renoncer, ni s'en défaire. L'écrit, la parole, le
trait ou le geste qui les expriment leur sont
assimilables. S'identifiant avec ses produits
intellectuels, un créateur fait corps avec ce qu'il
produit. L'un adhère à l'autre. Ainsi, le créateur
vit dans son oeuvre. Voilà pourquoi au-delà de
l'objet qu'est un livre, une toile, une musique,
etc... toute oeuvre déborde son aspect matériel
pour couvrir un ensemble de valeurs incorporelles
reflétant la personnalité de son créateur.
Dérobant au droit réel, elles sont du domaine
extrapatrimonial s'apparentent au droit moral.
Faisant partie des attributs de la personnalité,
ce droit moral ou extrapatrimonial, non susceptible
d'évaluation pécuniaire, demeure intangible et est
inaliénable et insaisissable, dit l'article 5 du
décret de 1968. Ce droit attaché à la personne de
chaque créateur ne peut être l'objet de transaction
qui puisse "porter atteinte au privilège hors
du commerce, qui lui échet, de conserver la
maîtrise de sa pensée et de son oeuvre, (...). Ce
droit qui n'appartient qu'à lui seul, est absolu, il
est discrétionnaire." C'est bien, si l'on part
du principe selon lequel le lien étroit unissant un
auteur à son oeuvre ne saurait se rompre sans violer
tout ce que représente l'individu créateur.
Cependant, proclamer que le droit moral d'un auteur
est "absolu" et
"discrétionnaire", n'est-ce pas ouvrir une
brèche qui le place au-dessus de la loi et alimente
le risque d'un usage abusif capable de constituer un
frein aux créations collectives, à la diffusion des
oeuvres de l'esprit dans la société de
l'information et surtout en Haïti où entre autres,
le faible pouvoir d'achat, l'analphabétisme rendent
de plus en plus difficile l'accès aux oeuvres.
Un droit dénombrable
Créer est le propre d'un auteur. Plus que cela,
selon la théorie personnaliste, le créateur se fond
dans son oeuvre. Ainsi, publier signifierait livrer
son âme, son esprit, sa pensée, bref sa
personnalité au monde externe. Cette relation
gémellaire nous apprend qu'un oeuvre et son auteur
constituent une seule et même réalité et, la mise
en circulation d'une création, si l'on doit tenir
compte de ce lien inaliénable, peut mettre en jeux
la réputation, le prestige, bref tout ce qu'un
auteur représente. Les effets nés de ce rapport
posent une question d'ordre moral. C'est pourquoi la
doctrine, dans le système latin, ne cesse de
rappeler que seul celui qui crée peut décider de la
mise en circulation de son oeuvre ?
Droit de divulgation
Faire connaître une oeuvre est le droit exclusif
de son auteur certes, mais la réalité est tout
autre. Toutefois n'ayant pas souvent les moyens
personnels d'assurer la diffusion de son oeuvre, un
auteur peut autoriser une personne ou une institution
à exercer ce droit à sa place. Chez nous la loi du
12 août 1977 en fait allusions, mais réalité
juridique qu'on a jamais vu se concrétiser. En
effet, que de compositeurs sont surpris de constater
que leurs chansons figurent sur des disques compacts
ou sur des albums sans qu'ils n'aient été
contactés pour donner leur consentement. Un tel acte
non seulement viole le droit de reproduction, mais
surtout le droit de divulgation qui est de la
compétence exclusive de tout auteur comme l'a permis
de comprendre la protestation de Lòlò du Boukman
Eksperyans lors de la publication de son carnaval
" Ti pa ti pa " par une maison de disque.
Ainsi, "Tant que l'auteur n'a pas pris la partie
de publier son oeuvre, la reproduction, quel qu'en
soit le mode, en est strictement prohibée." De
plus, que ce soit pour motif de dettes ou d'autres
raisons, la loi est formelle : "Nul ne peut
contraindre l'écrivain ou l'artiste à livrer sa
personnalité intellectuelle ou morale au
public." Ces extraits de l'article 7 du décret
de 1968 montrent que les rédacteurs de ce texte ont
voulu garantir, contre tout usage illégal, le droit
de divulgation que seul l'auteur d'une création est
habilité à exercer.
Droit à la paternité
Si le droit de divulguer une oeuvre appartient
uniquement à un auteur, revendiquer la paternité de
son oeuvre relève aussi de sa seule prérogative.
Voilà pourquoi chaque création porte le nom de
celui qui la conçoit. Il en résulte qu'aucun autre
créateur ne peut, dans le but de tromper la foule,
s'approprier une oeuvre qu'il n'a pas lui-même
réalisée. C'est la défense de ce droit qui a
porté les compositeurs Gilbert Bailly et Joseph C.
Doré à s'opposer à ce que Jeff Wainwright s'érige
en auteur d'un morceau sans titre figurant sur un
démo qu'ils lui avaient passé. De même qu'il
incombe à un auteur de défendre sa paternité
artistique sur une création, il ne doit pas accepter
qu'on lui prête la qualité d'auteur pour une oeuvre
qu'il n'a pas lui-même crée car il est investi du
pouvoir de "poursuivre ceux qui usurpent son
nom" en le proclamant auteur d'une oeuvre qui
nuirait à sa réputation comme l'illustre la
pratique du faux dans le domaine des arts plastiques.
Droit à l'intégrité
Défendre son nom oui, mais aussi celui de sa
création, de la forme de celle-ci comme le
prescrivent les articles 9, 19, 20 et 21 du décret
de 1968 ainsi que l'alinéa 1 de l'article 6 de la
Convention de Berne. En consacrant le droit à
l'intégrité, le droit d'auteur met en garde contre
toute tentative de modifier la forme ou le contenu
d'une oeuvre soit pour répondre à des exigences
éditoriales, soit pour satisfaire des goûts
esthétiques. Ainsi, un producteur, sous prétexte de
mettre une composition musicale meilleure, n'a
aucunement le droit de remplacer les cuivres par un
synthétiseur par exemple, ni un éditeur ou un
metteur en scène d'ajouter des passages à une
oeuvre littéraire ou dramatique.
Droit de modifier
L'auteur et son oeuvre ne forment qu'un. Un
changement peut leur être préjudiciable. De ce
fait, l'interdiction évoquée plus haut révèle un
souci : permettre à un auteur de s'opposer à ce que
son oeuvre soit déformée ou sa pensée altérée,
garantir la circulation des créations de l'esprit
dans leur forme authentique. Aussi incombe-t-il à
tous ceux qui exploitent ou utilisent une oeuvre de
veiller au respect de ce droit moral.
S'il est interdit à un utilisateur ou un
exploitant de faire des transformations dans une
oeuvre, il est reconnu à tout auteur le droit de
revoir une création qu'il a déjà divulguée. C'est
le cas quand un compositeur, grâce à une nouvelle
orchestration et un nouveau arrangement, présente,
sous un autre aspect, un morceau ancien.
Droit de repentir ou de retrait
Droit de divulguer, droit à la paternité, droit
à l'intégrité; ces attributs du droit moral que la
loi haïtienne reconnaît ne couvrent pas tout le
champ. Il y a un dernier enseveli dans le silence du
texte : il s'agit du droit de repentir ou de retrait.
En effet, un créateur après avoir autorisé,
sous contrat, l'exploitation d'une oeuvre, par suite
de l'évolution de ses conceptions artistiques,
nonobstant les oeuvres d'art plastique, peut décider
de sortir de la circulation une création qu'il a
préalablement consentie à livrer au public s'il
juge que cet ouvrage là est indigne de lui.
Toutefois, ce retrait étant préjudiciable à
l'investissement de celui ou de celle qui a acheté
des droits, ne convient-il pas, à l'exemple des pays
qui ont une forte tradition en droit d'auteur, de
prévoir des dispositions susceptibles de garantir
les intérêts économiques des acquéreurs des
droits d'uvres ?
Des quatre droits évoqués ici, les trois
premiers survivent à la mort d'un auteur. Faut-il
abandonner leur exercice puisque l'auteur n'est plus
? Non, ils peuvent, d'abord devenir la propriété
des héritiers de ce créateur décédé ensuite,
tomber dans le domaine public après cinquante ans,
suite à la réintégration de la Convention de Berne
en 1996. La mission de ces derniers sera de protéger
la personnalité de l'auteur défunt contre tout acte
qui ferait outrage à la vision artistique du
créateur, à sa réputation, à tout le prestige
qu'il a eu grâce à son travail de création.
La reconnaissance séculaire du droit moral montre
la capacité d'adaptation du droit d'auteur certes,
mais la survie de certains droits à la mort d'un
auteur pourrait aussi ouvrir la voie à un usage
abusif du droit au respect et constituer un frein aux
créations contemporaines qui s'en inspireraient.
Droit moral, droit perpétuel ; l'auteur peut mourir
tranquille. Cependant au cas où un auteur n'aurait
pas d'héritiers à qui reviendrait l'exercice de ces
droits ? A l'Etat ? A des cessionnaires ? Question
auxquelles, un jour ou l'autre, la doctrine ou la
jurisprudence devra y répondre.