Willems Edouard - Haiti : Droit d'auteur et propriété intellectuelle

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Droit d'auteur, une quête séculaire

Au commencement étaient les écrivains

L'acquisition d'un bien selon les principes du droit suppose un transfert de propriété. Les pratiques sociales depuis le troc jusqu'à l'institution du commerce n'arrêtent pas de montrer le caractère aliénable des objets qu'un individu peut posséder. Ainsi, toute personne en vendant une chose qu'elle détenait, par cet acte, n'en est plus le propriétaire. Cependant, il est des biens qui, en passant d'un possesseur à un autre, ne cesse d'appartenir au patrimoine du premier propriétaire. Paradoxe diriez-vous? Certes, mais dans le domaine de la création les droits d'un acquéreur ne portent que sur l'élément matériel, dit la doctrine. Ces biens d'un autre ordre, issus d'un ensemble de valeurs immatérielles que l'on nomme droits, naissent dès la création d'une œuvre.

Du temps où un être humain ne pouvait pas vivre d'un livre qu'il avait fait ou d'une chanson qu'il avait composée, la mise en circulation d'une œuvre ne représentait pas un danger grave pour un auteur. D'ailleurs le caractère anonyme de la grande majorité des créations au Moyen-âge invite à comprendre que les créateurs ne revendiquaient pas le titre d'auteur. C'est peut-être ce qui explique la liberté qu'avaient les copistes, les troubadours d'enlever, d'ajouter, bref de modifier les œuvres qu'ils recopiaient, récitaient ou interprétaient.

L'invention de l'imprimerie en mécanisant les moyens de reproduction des écrits a permis de fabriquer dans un temps très court un nombre incalculable d'exemplaires. Cette possibilité de multiplier les livres de manière vertigineuse relevait de la compétence des imprimeurs. Il arrivait que plusieurs d'entre eux exerçant leurs activités professionnelles dans des villes ou des régions différentes imprimèrent le même ouvrage. Ainsi, un même titre pouvait se trouver, dans la même période, en plusieurs endroits à la fois. Cette nouvelle réalité de la vie des livres ne laissa pas indifférents les auteurs. En exigeant qu'on mentionne leur nom sur chacune de leurs créations, les écrivains avaient mis fin au règne des œuvres anonymes. Si l'on reconnaissait le titre d'auteur à celui qui écrit le premier un manuscrit, les avantages de sa mise en commerce allaient aux imprimeurs. Cependant, si certains fabriquants de livres publiaient des textes que des auteurs leur ont vendus, d'autres se contentaient de les reproduire frauduleusement. En effet, la volatilité de la version originale due à la reproduction anarchique en inaugurant le piratage systématique cause un double dommage.: un manque à gagner pour celui qui a consenti d'importants débours pour faire un vrai travail éditorial, une dévalorisation de l'original dans le fouillis des multiples copies. Cette situation opposait les imprimeurs entre eux. La gravité des conflits d'intérêt avait permis de poser les problèmes du droit de la mise à disposition du public et de sa durée.

Pour mettre un terme à ces antagonismes, certains pays européens instituèrent le régime des privilèges. Le royaume de Venise1 fut le premier à en accorder en 1495, suivit de celui de la France en 15072 sous Louis XII. Solution temporaire puisque le problème de la reconduction des privilèges en ranimant les oppositions qui minaient les activités des professionnels de l'imprimerie, montraient les limites de ces mesures. En s'octroyant le droit d'accorder des privilèges, les têtes couronnées d'Europe étaient les bases d'une première réglementation ce qui est bien car le pillage généralisé annule la propriété. Cependant, déposséder un auteur du titre de propriétaire originaire sur sa création intellectuelle, c'est oublier qu'au-delà de l'objet matériel, le livre n'existe que par ce qui y est déposé pour être lu, en cela il est " investi d'esprit3 "et n'est point une simple forme comme un banc par exemple.

L'octroi des privilèges, outre la priorité aux intérêts économiques des seuls bénéficiaires, attribuaient un monopole aux entreprises royales et des métropoles urbaines au détriment de celles établies dans les provinces. La contestation qui en naît a ouvert une brèche favorable aux écrivains. En effet, en 1725, rapporte André Françon, Maître Louis d'Héricourt, dans un procès opposant imprimeurs et éditeurs privilégiés a déclaré que" ... si un auteur est constamment propriétaire et par conséquent seul maître de son ouvrage, il n'y a que lui ou ceux qui le représentent qui puissent valablement le faire passer à un autre, et lui donner dessus le même droit que l'auteur y avait. Par conséquent le Roi n'y ayant aucun droit, tant que l'auteur est vivant ou représenté par ses héritiers, il ne peut le transmettre à personne, à la faveur d'un privilège, sans le consentement de celui à qui il se trouve appartenir4."

Des écrivains aux autres détenteurs de droits

Ce réquisitoire, outre la mise en question du pouvoir royal, marque un passage. Du privilège aux éditeurs, on en vient à celui attribué aux auteurs comme le consacre l'arrêt du 30 août 17775 sous Louis XVI. Tandis qu'en France le régime des privilèges commence à réglementer le statut d'auteur, en Angleterre la loi d'Anne Stuart, en 17106, reconnaît le droit exclusif de ces derniers d'imprimer ou de disposer des copies de tout livre. L'Hexagone s'est rattrapée en 17917. Si ces textes réparaient un tort en confirmant le caractère sacré de la propriété intellectuelle de l'écrivain, ils ne disent rien en ce qui concerne les droits des autres catégories d'auteur. Deux ans plus tard, la France se dote d'une nouvelle loi. Elle met fin à cet oubli et oppose à tous le monopole d'exploitation des créateurs. Voilà le droit au service de la culture. Soulagement chez tous ceux qui s'adonnent aux activités créatrices. Eclosion de talents, professionnalisation des pratiques créatrices, reconnaissance et défense des droits; le droit d'auteur gagne du terrain. Son succès déborde les frontières du vieux continent.

En Haïti, l'existence de ce droit naissant n'a pas laissé indifférents les législateurs du milieu du siècle dernier. Dès 1864, la jeune nation choisit de garantir la protection des créations de l'esprit. Une première loi est publiée sous Geffrard. Elle spécifiait que " les auteurs nationaux d'écrits littéraires en tout genre, compositions de musique, de peinture et de dessin, les lithographes nationaux qui feront graver des tableaux ou dessins, jouiront durant leur vie entière du droit exclusif de vendre , distribuer leurs ouvrages dans la république, et d'en céder la propriété en tout ou en partie.8 " Certes, ce texte n'avait pas tout prévu. Cependant, il reconnaissait déjà le caractère dénombrable du droit d'auteur et accordait à ceux qui créaient un monopole d'exploitation sur leurs œuvres.

La réalité d'exploitation des œuvres dépassant largement le minimum qu'offrait la première législation, il convenait de l'enrichir. En 18859, Salomon publie une deuxième loi. La palette des droits reconnus aux auteurs s'élargit. Les droits pécuniaires s'étendent aux droits de représentation, de reproduction, etc. Les droits reconnus augmentent. Ce constat montre la volonté de la République de renforcer la protection des œuvres. Cependant l'exercice comme la défense des droits ne peuvent s'arrêter aux frontières haïtiennes. L'ayant compris, en 188610, le pays devient membre fondateur de la Convention de Berne. L'adhésion à ce traité de l'Union suppose que le cadre légal local épouse l'esprit du texte international. Cette Convention s'inspirant du système romanogermanique privilégie le caractère dualiste du droit d'auteur. Or les deux premières lois, en dehors du droit de divulgation, ensevelissaient dans le silence de leurs articles les autres droits liés à la personne d'un auteur. Même si Haïti avait dénoncé ce traité en 194311, le souci de faciliter la circulation internationale des œuvres a porté le pays à ratifier les Conventions de Buenos Aires (1919),de Washington (1953), Universelle (1955) et à associer aux droits pécuniaires des droits intemporels et inaliénables. En 1968, un décret sur la propriété intellectuelle consacre les droits à l'intégrité, à la paternité, et le droit moral est reconnu.

Aujourd'hui, cent trente-cinq ans après la publication de la loi de Geffrard, au moment où les chiffres (6%12) de la Chambre de Commerce International soulignent le rôle considérable de la propriété intellectuelle dans la production à l'heure du tout technologique, le droit d'auteur semble être encore un vœu pieux. Manque d'intérêt? Ignorance? Incapacité d'exercice? Peu importe les réponses, la vérité est que l'exercice des droits dépasse leur simple reconnaissance. En effet, même dans les pays rompus aux pratiques du droit d'auteur, la circulation vertigineuse des œuvres et leur exploitation multiple échappent au contrôle d'un individu détenteur de droits. Si la réalité moderne permet de constater que l'exercice individuel relève du chimérique, l'auteur devrait-il renoncer à ses droits? Absolument non! A l'exemple d'autres pays , faut-il recourir aux services de sociétés d'auteur? Le décret de 196813 n'en dit mot.

Poser le problème de la défense du droit d'auteur est louable certes, mais en ce qui concerne les droits voisins que le Convention de Rome reconnaît aux médias, aux producteurs de phonogrammes, la loi haïtienne n'en fait aucune mention. Regrettable constat. Faut-il un texte de plus ? Faut-il se contenter de celui qui existe? Faut-il maintenir l'ordre ancien ou se résoudre à le changer? Au lieu d'y répondre, l'urgence est de constater que plus d'un siècle après la publication de la première loi, le droit d'auteur semble n'avoir jamais existé en Haïti.

___________

1 COLOMBET, Claude, Propriété littéraire et artistique, DALLOZ, Paris, 1980.

2 LIPSZYC, Delia, Droit d'auteur et droits voisins, Editions UNESCO, Paris, 1997.

3 KANT Emmanuel, Qu'est-ce qu'un livre?, Quadrige/ PUF, Paris, 1995

4 ANDRE, Françon, La propriété littéraire et artistique, Col. Que sais-je?, Ed. PUF, Paris, 1970.

5 LIPSZYC, Delia, Droit d'auteur et droits voisins, Editions UNESCO, Paris, 1997.

6 ibid

7 ibidem

8 Loi sur la propriété littéraire et artistique, Imprimerie Nationale, Port-au-prince.

9 Moniteur n° 42, Port-au-prince,1885.

10 LIPSZYC, Délia, Droit d'auteur et droits voisins, Éditions UNESCO, Paris, 1997.

11 ibid 12 BENGHOZI J.P, PARIS. T, "Évolution économique et niveaux modèles de protection de la propriété littéraire et artistique, Réseaux n° 88/89, mai-juin 1998, p 11-23.

13 TROUILLOT. E, PASCAL.E.T, Code de lois usuelles, Ed. Henri Deschamps, Port-au-prince, 1989.


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