Droit d'auteur, une quête séculaire
Au commencement étaient les
écrivains
L'acquisition d'un bien selon les principes du
droit suppose un transfert de propriété. Les
pratiques sociales depuis le troc jusqu'à
l'institution du commerce n'arrêtent pas de montrer
le caractère aliénable des objets qu'un individu
peut posséder. Ainsi, toute personne en vendant une
chose qu'elle détenait, par cet acte, n'en est plus
le propriétaire. Cependant, il est des biens qui, en
passant d'un possesseur à un autre, ne cesse
d'appartenir au patrimoine du premier propriétaire.
Paradoxe diriez-vous? Certes, mais dans le domaine de
la création les droits d'un acquéreur ne portent
que sur l'élément matériel, dit la doctrine. Ces
biens d'un autre ordre, issus d'un ensemble de
valeurs immatérielles que l'on nomme droits,
naissent dès la création d'une uvre.
Du temps où un être humain ne pouvait pas vivre
d'un livre qu'il avait fait ou d'une chanson qu'il
avait composée, la mise en circulation d'une
uvre ne représentait pas un danger grave pour
un auteur. D'ailleurs le caractère anonyme de la
grande majorité des créations au Moyen-âge invite
à comprendre que les créateurs ne revendiquaient
pas le titre d'auteur. C'est peut-être ce qui
explique la liberté qu'avaient les copistes, les
troubadours d'enlever, d'ajouter, bref de modifier
les uvres qu'ils recopiaient, récitaient ou
interprétaient.
L'invention de l'imprimerie en mécanisant les
moyens de reproduction des écrits a permis de
fabriquer dans un temps très court un nombre
incalculable d'exemplaires. Cette possibilité de
multiplier les livres de manière vertigineuse
relevait de la compétence des imprimeurs. Il
arrivait que plusieurs d'entre eux exerçant leurs
activités professionnelles dans des villes ou des
régions différentes imprimèrent le même ouvrage.
Ainsi, un même titre pouvait se trouver, dans la
même période, en plusieurs endroits à la fois.
Cette nouvelle réalité de la vie des livres ne
laissa pas indifférents les auteurs. En exigeant
qu'on mentionne leur nom sur chacune de leurs
créations, les écrivains avaient mis fin au règne
des uvres anonymes. Si l'on reconnaissait le
titre d'auteur à celui qui écrit le premier un
manuscrit, les avantages de sa mise en commerce
allaient aux imprimeurs. Cependant, si certains
fabriquants de livres publiaient des textes que des
auteurs leur ont vendus, d'autres se contentaient de
les reproduire frauduleusement. En effet, la
volatilité de la version originale due à la
reproduction anarchique en inaugurant le piratage
systématique cause un double dommage.: un manque à
gagner pour celui qui a consenti d'importants
débours pour faire un vrai travail éditorial, une
dévalorisation de l'original dans le fouillis des
multiples copies. Cette situation opposait les
imprimeurs entre eux. La gravité des conflits
d'intérêt avait permis de poser les problèmes du
droit de la mise à disposition du public et de sa
durée.
Pour mettre un terme à ces antagonismes, certains
pays européens instituèrent le régime des
privilèges. Le royaume de Venise1 fut le premier à
en accorder en 1495, suivit de celui de la France en
15072 sous Louis XII. Solution temporaire puisque le
problème de la reconduction des privilèges en
ranimant les oppositions qui minaient les activités
des professionnels de l'imprimerie, montraient les
limites de ces mesures. En s'octroyant le droit
d'accorder des privilèges, les têtes couronnées
d'Europe étaient les bases d'une première
réglementation ce qui est bien car le pillage
généralisé annule la propriété. Cependant,
déposséder un auteur du titre de propriétaire
originaire sur sa création intellectuelle, c'est
oublier qu'au-delà de l'objet matériel, le livre
n'existe que par ce qui y est déposé pour être lu,
en cela il est " investi d'esprit3 "et
n'est point une simple forme comme un banc par
exemple.
L'octroi des privilèges, outre la priorité aux
intérêts économiques des seuls bénéficiaires,
attribuaient un monopole aux entreprises royales et
des métropoles urbaines au détriment de celles
établies dans les provinces. La contestation qui en
naît a ouvert une brèche favorable aux écrivains.
En effet, en 1725, rapporte André Françon, Maître
Louis d'Héricourt, dans un procès opposant
imprimeurs et éditeurs privilégiés a déclaré
que" ... si un auteur est constamment
propriétaire et par conséquent seul maître de son
ouvrage, il n'y a que lui ou ceux qui le
représentent qui puissent valablement le faire
passer à un autre, et lui donner dessus le même
droit que l'auteur y avait. Par conséquent le Roi
n'y ayant aucun droit, tant que l'auteur est vivant
ou représenté par ses héritiers, il ne peut le
transmettre à personne, à la faveur d'un
privilège, sans le consentement de celui à qui il
se trouve appartenir4."
Des écrivains aux autres détenteurs
de droits
Ce réquisitoire, outre la mise en question du
pouvoir royal, marque un passage. Du privilège aux
éditeurs, on en vient à celui attribué aux auteurs
comme le consacre l'arrêt du 30 août 17775 sous
Louis XVI. Tandis qu'en France le régime des
privilèges commence à réglementer le statut
d'auteur, en Angleterre la loi d'Anne Stuart, en
17106, reconnaît le droit exclusif de ces derniers
d'imprimer ou de disposer des copies de tout livre.
L'Hexagone s'est rattrapée en 17917. Si ces textes
réparaient un tort en confirmant le caractère
sacré de la propriété intellectuelle de
l'écrivain, ils ne disent rien en ce qui concerne
les droits des autres catégories d'auteur. Deux ans
plus tard, la France se dote d'une nouvelle loi. Elle
met fin à cet oubli et oppose à tous le monopole
d'exploitation des créateurs. Voilà le droit au
service de la culture. Soulagement chez tous ceux qui
s'adonnent aux activités créatrices. Eclosion de
talents, professionnalisation des pratiques
créatrices, reconnaissance et défense des droits;
le droit d'auteur gagne du terrain. Son succès
déborde les frontières du vieux continent.
En Haïti, l'existence de ce droit naissant n'a
pas laissé indifférents les législateurs du milieu
du siècle dernier. Dès 1864, la jeune nation
choisit de garantir la protection des créations de
l'esprit. Une première loi est publiée sous
Geffrard. Elle spécifiait que " les auteurs
nationaux d'écrits littéraires en tout genre,
compositions de musique, de peinture et de dessin,
les lithographes nationaux qui feront graver des
tableaux ou dessins, jouiront durant leur vie
entière du droit exclusif de vendre , distribuer
leurs ouvrages dans la république, et d'en céder la
propriété en tout ou en partie.8 " Certes, ce
texte n'avait pas tout prévu. Cependant, il
reconnaissait déjà le caractère dénombrable du
droit d'auteur et accordait à ceux qui créaient un
monopole d'exploitation sur leurs uvres.
La réalité d'exploitation des uvres
dépassant largement le minimum qu'offrait la
première législation, il convenait de l'enrichir.
En 18859, Salomon publie une deuxième loi. La
palette des droits reconnus aux auteurs s'élargit.
Les droits pécuniaires s'étendent aux droits de
représentation, de reproduction, etc. Les droits
reconnus augmentent. Ce constat montre la volonté de
la République de renforcer la protection des
uvres. Cependant l'exercice comme la défense
des droits ne peuvent s'arrêter aux frontières
haïtiennes. L'ayant compris, en 188610, le pays
devient membre fondateur de la Convention de Berne.
L'adhésion à ce traité de l'Union suppose que le
cadre légal local épouse l'esprit du texte
international. Cette Convention s'inspirant du
système romanogermanique privilégie le caractère
dualiste du droit d'auteur. Or les deux premières
lois, en dehors du droit de divulgation,
ensevelissaient dans le silence de leurs articles les
autres droits liés à la personne d'un auteur. Même
si Haïti avait dénoncé ce traité en 194311, le
souci de faciliter la circulation internationale des
uvres a porté le pays à ratifier les
Conventions de Buenos Aires (1919),de Washington
(1953), Universelle (1955) et à associer aux droits
pécuniaires des droits intemporels et inaliénables.
En 1968, un décret sur la propriété intellectuelle
consacre les droits à l'intégrité, à la
paternité, et le droit moral est reconnu.
Aujourd'hui, cent trente-cinq ans après la
publication de la loi de Geffrard, au moment où les
chiffres (6%12) de la Chambre de Commerce
International soulignent le rôle considérable de la
propriété intellectuelle dans la production à
l'heure du tout technologique, le droit d'auteur
semble être encore un vu pieux. Manque
d'intérêt? Ignorance? Incapacité d'exercice? Peu
importe les réponses, la vérité est que l'exercice
des droits dépasse leur simple reconnaissance. En
effet, même dans les pays rompus aux pratiques du
droit d'auteur, la circulation vertigineuse des
uvres et leur exploitation multiple échappent
au contrôle d'un individu détenteur de droits. Si
la réalité moderne permet de constater que
l'exercice individuel relève du chimérique,
l'auteur devrait-il renoncer à ses droits?
Absolument non! A l'exemple d'autres pays , faut-il
recourir aux services de sociétés d'auteur? Le
décret de 196813 n'en dit mot.
Poser le problème de la défense du droit
d'auteur est louable certes, mais en ce qui concerne
les droits voisins que le Convention de Rome
reconnaît aux médias, aux producteurs de
phonogrammes, la loi haïtienne n'en fait aucune
mention. Regrettable constat. Faut-il un texte de
plus ? Faut-il se contenter de celui qui existe?
Faut-il maintenir l'ordre ancien ou se résoudre à
le changer? Au lieu d'y répondre, l'urgence est de
constater que plus d'un siècle après la publication
de la première loi, le droit d'auteur semble n'avoir
jamais existé en Haïti.
___________
1 COLOMBET, Claude, Propriété littéraire et
artistique, DALLOZ, Paris, 1980.
2 LIPSZYC, Delia, Droit d'auteur et droits
voisins, Editions UNESCO, Paris, 1997.
3 KANT Emmanuel, Qu'est-ce qu'un livre?, Quadrige/
PUF, Paris, 1995
4 ANDRE, Françon, La propriété littéraire et
artistique, Col. Que sais-je?, Ed. PUF, Paris, 1970.
5 LIPSZYC, Delia, Droit d'auteur et droits
voisins, Editions UNESCO, Paris, 1997.
6 ibid
7 ibidem
8 Loi sur la propriété littéraire et
artistique, Imprimerie Nationale, Port-au-prince.
9 Moniteur n° 42, Port-au-prince,1885.
10 LIPSZYC, Délia, Droit d'auteur et droits
voisins, Éditions UNESCO, Paris, 1997.
11 ibid 12 BENGHOZI J.P, PARIS. T,
"Évolution économique et niveaux modèles de
protection de la propriété littéraire et
artistique, Réseaux n° 88/89, mai-juin 1998, p
11-23.
13 TROUILLOT. E, PASCAL.E.T, Code de lois
usuelles, Ed. Henri Deschamps, Port-au-prince, 1989.